The conversation – Violences sexuelles dans l’armée française : où en est-on ?

28 Décembre 2024

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Violences sexuelles dans l’armée française : où en est-on ?

L’année 2024 a été marquée par un #MeToo des armées. Plusieurs dispositifs ont été mis en place pour lutter contre les violences sexuelles et sexistes au sein de l’institution qui compte 34 000 femmes dans ses rangs. Quel est le bilan des actions engagées ?


En février 2024, le journal Le Courrier de l’Ouest a révélé qu’une ancienne militaire de la Marine nationale avait été victime de violences sexuelles de la part d’un autre militaire alors qu’ils servaient à bord du même navire. Dans les mois suivants ce premier témoignage, d’autres femmes militaires ont rapporté à la presse de nombreux faits similaires. Qualifiant cette libération de la parole de véritable « #MeToo des armées », la députée et capitaine de l’armée de Terre, Laetitia Saint-Paul, a réclamé l’ouverture d’une enquête au sein du Ministère.

Début avril 2024, une mission d’inspection « exceptionnelle » sur les violences sexuelles et sexistes au sein des armées a d’ailleurs été confiée à trois inspecteurs généraux par le ministre des armées. S’appuyant sur les recommandations adressées par ces derniers, le ministre Sébastien Lecornu indiquait que le dispositif de prévention, de détection et de lutte contre les violences sexuelles et sexistes ou « VSS » devait évoluer. En ce sens, une récente instruction ministérielle a fixé les mesures que les armées devaient prendre jusqu’en décembre 2024. Ce nouveau cadre normatif a-t-il entraîné des changements drastiques au sein de l’institution militaire en matière de lutte contre les VSS ?

La remise en cause du dispositif « Thémis » mis en place en 2014 ?

Entendue le 9 juillet 2024 dans le cadre d’une audition organisée au Sénat, l’inspectrice générale Sophie Pérez a rappelé que la lutte contre les VSS au sein des armées n’était « pas nulle ». Celle-ci a en effet débuté en 2014, à la suite de la parution de l’ouvrage La Guerre invisible dans lequel deux journalistes dénonçaient déjà les violences faites aux femmes dans l’armée française.

Peu de temps après, en avril 2014, une cellule « Thémis » avait été créée par le ministère des armées afin de recueillir les signalements de tout agent victime ou témoin de faits de harcèlement sexuel, de violences sexuelles, d’outrages sexistes et de discriminations à caractère sexuel. Dès sa création, Thémis a été placée sous l’autorité du contrôleur général des armées dont l’indépendance était garantie statutairement. Depuis lors, la saisine de la cellule Thémis entraîne la constitution d’un dossier ainsi que sa transmission pour « traitement » à l’autorité hiérarchique concernée qui est chargée d’ouvrir une enquête interne.

Pourtant, le manque d’indépendance d’une cellule Thémis composée exclusivement de militaires a suscité des critiques de la part des auteurs des signalements dès la mise en place du dispositif. Dix années plus tard, le constat perdure. Les inspecteurs généraux missionnés par Sébastien Lecornu ont constaté que le dispositif ne permettait pas une libération de la parole « suffisante ». C’est du moins ce que semblaient confirmer la « centaine de témoignages » recueillis dans le cadre de leur mission d’enquête interne, lancée en avril 2024 ainsi que le faible nombre de signalements recueillis. En 2023, ce dernier s’élevait seulement à 226 alors que l’armée française comptait près de 240 000 militaires engagés.

Vers une meilleure prise en compte des VSS au sein des armées à partir de 2024 ?

Dans ce contexte, la nouvelle instruction ministérielle de juin 2024 semble reprendre les recommandations formulées par les inspecteurs généraux des armées dans leur rapport de juin 2024.

Le ministère y affirme que les armées doivent désormais renforcer « l’accompagnement des victimes » en leur garantissant l’assistance d’une association « spécialisée » tout au long de la procédure interne de signalement. Auparavant, les victimes déclarées étaient simplement « orientées » vers les structures associatives adéquates. Lors de son audition par le Sénat, l’inspecteur général Bruno Jockers avait ainsi évoqué un partenariat des armées avec la « Maison des femmes ». D’autres associations seront néanmoins susceptibles d’apporter leur soutien aux victimes alléguées « qui ne sont pas toujours des femmes ».

Les armées ont également pour mission d’apporter un soutien financier à l’auteur du signalement. Il leur appartient, d’une part, de faciliter l’octroi de la protection fonctionnelle prévue à l’article L.4123-10 du Code de la défense et destinée à protéger les militaires contre les attaques ou les mises en causes pénales dont ils peuvent être l’objet dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions. Elles doivent, d’autre part, admettre que les violences sexuelles et sexistes sont bien des faits imputables au service afin que la victime bénéficie d’une meilleure indemnisation de son préjudice.

Par ailleurs, les armées ont été invitées à réexaminer « les affaires anciennes pour faits graves » c’est-à-dire pour des faits dénoncés et qualifiables de harcèlement sexuel, d’agression sexuelle avec contact voire de viol. Les armées sont également tenues d’harmoniser et de durcir les sanctions disciplinaires prononcées en matière de VSS. Dès le début de l’enquête interne, la suspension du « mis en cause » devra être « systématisée », tout comme la constitution d’un conseil d’enquête qui avait jusqu’alors vocation à être sollicitée dans des cas exceptionnels. L’enquête interne, réalisée par des chefs militaires formés aux « techniques d’enquête », devra aboutir à une sanction disciplinaire « plus appropriée » à la gravité des faits dénoncés par les victimes de VSS puisqu’un nouveau « référentiel de sanctions » a été diffusé au commandement.

Le code de la justice militaire devait être modifié en novembre 2024, afin que les « peines définitives d’emprisonnement pour VSS, même avec sursis, entraînent automatiquement perte de grade et radiation des cadres ». Cependant, ces changements risquent d’être retardés et aucune nouvelle échéance n’a été définie par le ministre des armées. Par ailleurs, en dépit des objectifs affichés, ces derniers pourraient être entravés par la jurisprudence du Conseil constitutionnel en matière d’individualisation des peines. Celle-ci précise en effet qu’une sanction disciplinaire doit être prononcée en tenant compte des circonstances des faits dénoncés et de la personnalité de leur auteur, ce qui ne sera pas le cas des sanctions « automatiques » envisagées par le ministère.

Les armées doivent en outre s’assurer du recours « systématisé » à l’article 40 du Code de procédure pénale. Celui-ci impose à tout agent public ayant connaissance d’un crime ou un délit d’en informer « sans délai » le procureur de la République. En pratique, il pourra s’avérer difficile de contrôler que chaque agent dénonce bien les faits criminels ou délictuels dont il a personnellement connaissance comme certains juristes l’avaient souligné.

En tout état de cause, le ministère des armées souhaite dorénavant renforcer ses relations avec les autorités judiciaires en instaurant des réunions semestrielles entre la cellule Thémis et le parquet. Cette collaboration, susceptible d’entraîner une charge de travail supplémentaire pour le ministère public, interroge sur la faisabilité des mesures proposées. Pour pallier cette difficulté, le ministère des armées prévoit cependant de doubler les effectifs de la cellule Thémis et de valoriser l’action du réseau ministériel des référents-mixité créé en 2020 en particulier au profit des 34 000 femmes militaires françaises.

Un comité de suivi, présidé par le ministre, devait veiller à la mise en œuvre effective de ces nouvelles mesures jusqu’en décembre 2024. Certaines d’entre elles, comme l’inscription de la prohibition du harcèlement et des violences dans le code d’honneur du soldat, n’ont néanmoins pas encore été exécutées, et l’on sait déjà que d’autres seront difficiles à mettre en place. Enfin, il reste encore à déterminer si ces changements seront bien accueillis par les hommes qui demeurent majoritaires au sein de l’institution militaire.