Sénat-mise en ligne de l’audition du CEMAT 6/11/2024: « l’armée de terre a besoin du MGCS »

17 Janvier 2025

https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20241104/etrang.html#toc2

Mercredi 6 novembre 2024

– Présidence de M. Cédric Perrin, président –

La réunion est ouverte à 9 heures.

Audition du Général Pierre Schill, chef d’état-major de l’armée de Terre (à huis clos)

M. Cédric Perrin, président. – Nous sommes très heureux d’accueillir le général d’armée Pierre Schill, chef d’état-major de l’armée de Terre, pour évoquer le projet de loi de finances pour 2025. Les grandes lignes de ce budget nous ont été présentées par le ministre des armées il y a trois semaines, et sa mise en oeuvre opérationnelle par le chef d’état-major des armées (CEMA) il y a deux semaines.

Mon Général, votre audition intervient après une série de déplacements de membres de notre commission dans les forces terrestres, auprès du 152ème régiment d’infanterie de Colmar, du 2ème régiment étranger d’infanterie de Nîmes, ou enfin du 1er régiment d’artillerie et du 35ème régiment d’infanterie de Belfort dans le cadre d’une visite de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN. Ces déplacements, toujours très appréciés, nous permettent aussi de prendre la mesure des besoins et attentes de nos forces, de faire le lien entre les tableaux de chiffres et la réalité du terrain.

La mission « Défense » affiche un budget en augmentation de 3,3 milliards d’euros pour ce deuxième exercice de la loi de programmation militaire (LPM), en conformité avec la trajectoire définie. L’armée de Terre en bénéficie notamment avec la livraison de 308 véhicules Scorpion et de 8 000 fusils d’assaut HK 416.

Dans quelle mesure les moyens alloués soutiendront-ils la transformation en « armée de Terre de combat » que vous avez lancée, avec en particulier les objectifs de mise en place d’une brigade projetable en 2025 et d’une division « bonne de guerre » en 2027 ? Ces moyens mettent-ils l’armée de Terre en position de répondre à ses principaux enjeux, en particulier la défense sol-air face à une menace de plus en plus multiforme, le feu dans la profondeur, avec la question corollaire du remplacement des lance-roquettes unitaires (LRU), ou encore la remontée en puissance de la production de munitions ? Vous avez récemment défini trois priorités, dans cet ordre : les obus de 155mm, les munitions de défense sol-air, et enfin les munitions d’attaque antichar. Pourriez-vous les préciser ?

Nos collègues désirent également vous entendre sur l’état d’avancement du programme MGCS (Main ground combat system, en français Système principal de combat terrestre), le « char du futur », dont l’aboutissement est crucial pour l’armée de Terre, mais sur lequel nos inquiétudes ne cessent de croître.

La question du choix des matériels du futur est étroitement liée aux enseignements que nous tirons, au point de vue opérationnel, des deux conflits de nature très différente qui font rage en ce moment, en Ukraine et au Proche-Orient : quelles sont vos réflexions dans ce domaine ? Comment préparer au mieux notre armée à la guerre de demain, alors que par nature les modalités du combat sont en perpétuelle évolution ?

Enfin, quel est le calendrier de publication des grilles indiciaires respectives des sous-officiers supérieurs et des officiers, très attendues dans nos forces ?

Général Pierre Schill, chef d’état-major de l’armée de Terre. – Monsieur le Président, je vous remercie pour vos mots d’accueil.

Je suis heureux de vos déplacements dans les régiments, les soldats sont nos meilleurs ambassadeurs.

En ce vingtième anniversaire du bombardement de Bouaké au cours duquel 9 de nos soldats ont trouvé la mort, j’ai une pensée pour les treize mille cinq cents soldats de l’armée de Terre en opérations, et en particulier pour les sept cents casques bleus français déployés au sud Liban. Ils sont au coeur d’une explosion régionale avec de vrais risques d’engrenage.

Le Proche-Orient offre une illustration du contexte dans lequel nous évoluons : il est volatil, alternant pressions militaires, signaux dissuasifs et combats meurtriers ; il est structuré par des hostilités anciennes mais demeure difficilement prévisible ; les rapports de force y sont assumés, voire démontrés. Ce contexte présente des défis à relever et des opportunités à saisir. De manière paradoxale, ces coups de semonce nous alertent, nous offrent l’occasion de réfléchir à ce que signifie la défense de la Nation. Ils nous poussent à l’action pour conserver le temps d’avance qui permet de parer la montée vers le conflit ouvert, et de faire face aux aléas géopolitiques.

Je voudrais débuter par un bref retour d’expérience. L’analyse des conflits récents permet de distinguer des constantes au-delà de la conjoncture des conflits du Haut-Karabagh, de l’Ukraine et du Proche-Orient. Je retiens trois leçons pérennes :

d’abord, un changement d’échelle : l’unité de compte est la brigade et la division ;

ensuite, la permanence du combat terrestre : l’engagement au sol est indispensable pour infléchir durablement le cours des conflits ; il demeure in fine le sceau de la victoire et de la volonté d’une Nation ; il est le marqueur de la détermination ;

enfin, les nouvelles formes et armes du combat se superposent aux anciennes sans les disqualifier. Les nouvelles technologies se déploient au coeur des manifestations les plus classiques de la guerre.

Nous sommes dans un moment de bascule : une bascule géopolitique, culturelle, technologique, sociale. L’armée de Terre s’adapte à ces évolutions qui se conjuguent en une nouvelle grammaire stratégique : l’hybridité des attaques comme des moyens de défenses est une réalité ; le continuum entre compétition, contestation et affrontement en est une autre.

L’instabilité géopolitique engendre danger et urgence. Danger, car des menaces crédibles de recours désinhibé à la force voient le jour en Russie, au Moyen-Orient, en Iran, en Chine, dans la péninsule coréenne ; des États auxquels nous sommes liés par des accords de défense sont voisins de puissances agressives. Urgence, car une fébrilité est perceptible au sein des alliances, notamment au sein de l’OTAN : des alliés de la France sont en première ligne et se sentent soumis à une menace imminente.

Dans ce contexte, la France conserve l’ambition de peser, c’est-à-dire de disposer d’une capacité d’appréciation de situation autonome, d’être en mesure de générer des coalitions, d’établir des rapports de force et de contrer la montée aux extrêmes. Elle se veut « puissance d’équilibres et d’entraînement ». L’effort de défense à 2% du PIB et la loi de programmation militaire 2024-2030 à 413 Md€ en attestent. J’observe que les partenaires européens renforcent également leur outil de défense, notamment les pays de l’est de Europe. La Pologne annonce ainsi consacrer en 2025 plus de 4% de sa richesse nationale à sa défense.

Cette situation appelle une transformation. L’armée de Terre la mène. L’actualité me conforte chaque jour dans la conviction que cette transformation est la solution pour rester « dans la course ».

Je résumerai ainsi la mission de l’armée de Terre : avec les autres armées, permettre à la France de se présenter en moteur de l’architecture de sécurité européenne ainsi qu’en pourvoyeuse de sécurité :

pour notre pays d’abord : par la défense et la protection du territoire, de ses habitants, et de sa souveraineté en métropole comme outre-mer ; par la contribution à la résilience de la Nation et à l’esprit de défense ;

pour nos alliés ensuite, notamment à l’est de l’Europe et en soutien à l’Ukraine, par la démonstration de notre solidarité stratégique ;

pour nos partenaires enfin, en Afrique, au Moyen-Orient, dans l’océan Indien, et jusque dans le Pacifique, par la prévention des crises et l’influence sur les équilibres de sécurité.

La loi de programmation militaire donne à l’armée de Terre les moyens de cette ambition, articulée autour de l’objectif concret de disposer, à partir de 2027, d’une division de combat déployable en 30 jours.

Les années 2022-2024 ont été des années de conception et d’impulsion qui ont adapté l’organisation des commandements.

Les années 2024 à 2026 seront celles de la cohérence des brigades qui sont les briques élémentaires des opérations et du fonctionnement courant de l’armée de Terre. Dès le premier semestre 2025, l’armée de Terre garantira pour notre pays une brigade au meilleur standard, « bonne de guerre », projetable avec ses soldats entraînés, ses équipements, ses appuis, sa logistique et ses stocks, pour peser, agir, réagir et entraîner nos partenaires.

Les années 2026 à 2028 seront celles de la cohérence des capacités d’appui et de soutien du haut du spectre au profit de la division de combat engagée en coalition.

Pour produire les effets attendus d’elle ce soir comme demain, l’armée de Terre combine trois dimensions :

une armée de Terre stratégique qui protège et agit dès ce soir ;

une armée de Terre innovante qui se prépare pour demain ;

une armée de Terre soudée par la fraternité d’armes.

L’armée de Terre est stratégique. Elle protège et agit dès ce soir, au coeur – sur le territoire national, au près – avec nos partenaires et alliés en Europe et au Moyen-Orient, et au large – dans les zones de crises plus lointaines. Elle l’a démontré cette année en participant à la sécurisation des JOP avec quinze mille hommes, dont 15% de réservistes ; elle le démontre aussi en engageant deux mille soldats aux côtés de nos alliés estoniens, polonais et roumains ; elle le démontre encore par sa présence vigilante au sein de la FINUL ; elle le démontre enfin en endossant la majeure partie du soutien dispensé par la France à l’Ukraine. Quinze mille soldats ukrainiens ont été formés depuis 2023, dont deux mille trois cent soldats formés et équipés cet automne pour la seule brigade « Anne de Kiev ». L’armée de Terre apporte en outre des garanties de sécurité en Europe ; son investissement au sein de l’OTAN demeure le moyen le plus efficace à ce stade de renforcer sa crédibilité auprès des alliés en tant que nation-cadre de la défense collective. L’armée de Terre a créé le commandant Terre Europe pour commander sous l’égide de l’état-major des armées l’ensemble des missions se déroulant sur le continent. En 2025, en plus des alertes et missions qui lui seront fixées en fonction de l’évolution de la situation sur le territoire comme à l’étranger, l’armée de Terre prendra part à des exercices majeurs qui constitueront autant de signalements stratégiques : l’exercice Dacian Spring 25 qui démontrera la capacité à déployer une brigade « bonne de guerre » dans un cadre multinational en Roumanie, au printemps ; l’exercice Diodore 25 qui entraînera les unités de renseignement et d’appui dans la profondeur, sur des plans réels, dans un contexte de haute intensité ; l’exercice Warfighter 25 qui démontrera l’interopérabilité de la 1ère division de Besançon avec un corps d’armée américain et des divisions allemandes et britanniques.

L’armée de Terre est innovante. Elle se prépare pour demain. Elle tire les leçons des conflits récents en distinguant les évolutions structurelles et conjoncturelles. Elle encourage l’innovation : l’innovation décentralisée, car les idées des praticiens du combat dans les unités sont indispensables et jouent le rôle d’aiguillon ; l’innovation centralisée, car les projets plus lourds ayant vocation à fournir des capacités-clés aux unités de combat naissent d’une synergie réussie entre les chercheurs, les experts militaires, les industriels, l’EMA et la DGA. C’est la mission du commandement du combat futur créé voici un an. En 2024, en plus des équipements délivrés par les programmes d’armement, notamment 300 véhicules Scorpion, l’armée de Terre a lancé dans ses ateliers le réemploi en lutte anti-drones des vieux canons de 20mm sur affût en leur adjoignant un viseur optronique, une station météo et un calculateur avec une couche d’intelligence artificielle en coopération avec l’AMIAD ; elle a déployé en opération des premiers ateliers mobiles de production de pièces détachées par impression 3D ; elle a acheté sur catalogue des camions et porte-chars pour favoriser la mobilité des régiments et brigades. En 2025, le PLF permettra la livraison du 50e Leclerc rénové, de 300 nouveaux véhicules Scorpion ce qui représentera en cumulé 45% de la cible finale, de drones de tout type, dont une dizaine de Patroller et SDTL, de missiles antichars et antiaériens, ainsi que de munitions téléopérées. L’armée de Terre développera le système de communications sécurisées Hydre, qui renforce la connectivité des forces via l’hybridation des réseaux militaires et commerciaux et offre une meilleure résistance au brouillage et un accès élargi ; elle recevra six engins démineurs de zone et des systèmes robotisés.

L’armée de Terre est soudée. Elle est une armée d’emploi riche de ses hommes et de ses femmes, liés par la fraternité d’armes. Elle offre une carrière riche et porteuse de sens à la jeunesse qui sert dans ses rangs. Cette année, quinze mille jeunes et cinq mille réservistes ont fait le choix de rejoindre les drapeaux. Ces recrutements et les effets bénéfiques du plan de fidélisation permettront d’atteindre en décembre 2024 le plafond des effectifs autorisés. Quinze mille soldats d’active et cinq mille réservistes seront de nouveau recrutés en 2025, dont près d’un millier dans les domaines cyber, renseignement, numérique et mécanique aéronautique. L’armée de Terre recrute, forme, fidélise et accompagne ses soldats de leur candidature à leur retour à la vie civile. Elle assume un rôle d’escalier social en métropole comme outre-mer et continue à toucher la jeunesse au-delà de ses soldats, avec cinquante mille jeunes au contact des régiments via les challenges jeunesse des JOP, les classes de défense et les stages. Après le succès des volontaires découverte de l’armée de Terre du 35° RI pendant les JOP, l’expérimentation sera renouvelée et élargie en 2025. Les valeurs qui font la force des unités de l’armée de Terre, notamment la fraternité d’armes – considération, unité, esprit de corps et mixité – feront l’objet d’un effort accru en 2025.

L’armée de Terre est consciente de son rôle au service de la cohésion nationale dont elle offre une image que les Français plébiscitent. Je crois que la France a, plus que jamais, besoin d’une armée de Terre stratégique, innovante et soudée. Je pense pouvoir dire qu’elle l’a. C’est un atout. C’est le fruit d’une culture et d’une histoire qui donnent à notre pays une armée d’emploi. C’est le résultat d’une ambition constante qui se poursuit à travers les ressources attribuées au PLF25 et les réalisations qu’elles permettent.

Je connais les pressions importantes qui s’exercent aujourd’hui sur les finances publiques. Dans un moment de bascule stratégique, nous bâtissons sur les engagements de la LPM 24-30 un modèle d’armée de Terre qui permet à la France de tenir son rang, de peser et d’entraîner. Nous avons entamé un mouvement d’ampleur que nous poursuivrons : la situation internationale nous y oblige ; nos compatriotes et nos alliés peuvent compter sur la détermination de tous nos soldats et de leurs chefs.

Quelques éléments pour répondre à vos premières questions, Monsieur le Président.

L’activité de l’armée de Terre en 2025 sera maintenue au niveau atteint en 2024, représentant 70% de la norme d’activité que nous visons en 2030 pour la fin de la LPM. Les moyens budgétaires sont constants dans ce domaine en 2025 par rapport à 2024 mais notre objectif est d’améliorer la qualité de notre activité, en particulier grâce aux trois grands exercices que j’ai cités.

La capacité à constituer des stocks de munitions est un acquis fondamental de la LPM ; cela suppose, pour l’armée de Terre, en premier lieu une cohérence verticale de chaque capacité, avec l’acquisition de kits complétant chaque grand équipement acquis : pièces de rechange, munitions en nombre suffisant, et entrainements associés. S’agissant de la cohérence dans la répartition entre capacités, ma priorité va à l’artillerie, décisive dans la profondeur, en particulier avec nos canons Caesar ; elle va aussi à nos moyens sol-air, qui sont devenus indispensables quelles que soient les conditions d’engagement face aux drones comme aux missiles hypervéloces ; ma priorité va, enfin, à nos moyens antichars – il nous faut maintenir notre capacité à briser une attaque de blindés. Le PLF pour 2025 va nous permettre d’améliorer nos capacités dans ces secteurs.

M. Cédric Perrin, président. – Je vous remercie. Je cède maintenant la parole aux rapporteurs du programme 144.

M. Pascal Allizard, rapporteur pour avis de la mission « Défense », sur les crédits du programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense ». – Les crédits d’études amont pour 2025 permettront notamment de financer un démonstrateur de robot tactique terrestre polyvalent armé. Quelles seront les missions de ce robot et à quelle échéance pourrait-il équiper l’armée de Terre ? Ce projet s’appuiera-t-il sur les résultats, qui semblent prometteurs, du robot tactique polyvalent « Aurochs » développé par l’Institut de recherche franco-allemand de Saint-Louis ?

Mme Gisèle Jourda, rapporteure pour avis de la mission « Défense », sur les crédits du programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense ». – En audition devant nos collègues députés, le délégué général pour l’armement a indiqué que la notification des premiers contrats d’études relatifs au MGCS, qui devait intervenir début 2025, devrait prendre du retard. Ce retard aura-t-il des conséquences sur le projet ?

Quel regard portez-vous sur le rapprochement de Rheinmetall avec l’italien Leonardo dans le cadre de la coentreprise Leonardo Rheinmetall military Vehicles (LRMV) annoncée le 15 octobre dernier ? Faut-il y voir un risque pour le MGCS alors que cette nouvelle entité devrait notamment produire une nouvelle version du char KF51 « Panther » ?

Général Pierre Schill. – En matière de robots terrestres, des études amont et un démonstrateur sont financés. C’est un domaine d’innovation qui n’a pas encore la maturité de celui des drones aériens mais dans lequel nous devons être partie prenante, en particulier pour la partie logicielle. À ce titre, le projet Aurochs, de l’Institut Saint-Louis est intéressant. Les progrès qu’il permettra seront utilisés dans les versions ultérieures. Comment utilisera-t-on ces robots ? Tout d’abord, dans le génie, pour la mission de déminage ; nous avons déjà des robots dans ce domaine, c’est une fonction permettant de ne pas exposer inutilement des hommes. Il y aura, ensuite, la fonction logistique, en particulier pour alimenter les flux entre l’arrière et l’avant, comme par exemple le projet de fabriquer des robots porteurs capables de suivre un véhicule blindé qui ouvrira la route. En revanche, l’idée de robots armés est plus lointaine parce qu’elle demeure complexe techniquement. Des difficultés restent à résoudre s’agissant du déplacement et du contrôle du tir. Notre objectif est de parvenir à de premières unités robotisées au terme de la LPM.

Concernant le « char du futur », le MGCS, je suis convaincu que nous sommes à la veille d’une bascule technologique. En 2045, le char que nous utiliserons ne sera pas un char actuel amélioré, pour la simple raison que s’il faut équiper un seul véhicule de tous les équipements de protection et d’agression nécessaires, nos analyses montrent qu’il atteindrait un poids rédhibitoire de 70 ou 80 tonnes. C’est pourquoi nous nous orientons – et les Américains sont sur la même ligne – vers des systèmes combinant plusieurs véhicules. Ce ne sera pas une évolution des chars actuels, mais un système de systèmes au sein d’un cloud de combat. Ce sera un saut de génération. Je crois que nous devons construire ces systèmes à l’échelle européenne, car aucun pays du continent n’aura la capacité de fabriquer seul les centaines d’équipements nécessaires à un coût contrôlé. Nous sommes dans la ligne fixée par l’accord signé il y a deux ans avec nos partenaires allemands, puis par le préaccord industriel signé à Satory. L’armée de Terre a besoin du MGCS. 

M. Cédric Perrin, président. – La parole est maintenant aux rapporteurs du programme 146.

M. Hugues Saury, rapporteur pour avis de la mission « Défense », sur les crédits du programme 146 « Équipement des forces ». – La préparation à un engagement de haute intensité constitue une priorité pour l’ensemble de nos forces. L’hypothèse retenue pour les besoins en capacités et ressources nécessaires correspond à deux mois de combat de haute intensité : pourquoi cette durée de deux mois, alors que la guerre en Ukraine a déjà bientôt trois ans ? Compte tenu des délais nécessaires aux industriels pour accroître leur production en cas de conflit, ne faudrait-il pas porter ces capacités à six mois pour l’armée de Terre ?

Les fabricants de blindés ont obtenu que le décalage des livraisons prévu par la LPM soit lissé sur les années 2026-2032 et ils espèrent que ce rythme sera respecté. Redoutez-vous un nouveau décalage dans les livraisons et quelles en seraient les conséquences pour la modernisation de nos forces terrestres ?

Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteur pour avis de la mission « Défense », sur les crédits du programme 146 « Équipement des forces ». – Les drones ont pris une importance capitale sur le champ de bataille, on l’a vu en Arménie et en Ukraine. Pour autant, l’équipement de nos forces pour se prémunir de cette menace semble encore lacunaire. Les nouveaux blindés du programme Scorpion ne possèdent aucune véritable protection anti-drones. Le développement des nouvelles munitions de 30 mm et 40 mm Airbust dédiées à la lutte anti-drones pour la tourelle RapidFire et le Serval LAD a pris du retard. Quant aux systèmes lourds comme Parade, notre commission a mis en évidence qu’ils étaient peu nombreux et que leurs performances étaient encore loin d’être satisfaisantes. Comment, dans ces conditions, protéger nos unités terrestres en cas de combat de haute intensité ?

Avec la fin de la guerre froide, la France a progressivement réduit la place des blindés lourds dans ses unités. La rénovation en cours des chars Leclerc ne permettra pas de les mettre à niveau des dernières générations de chars Léopard. La Pologne et l’Italie ont passé d’importantes commandes de nouveaux chars. Comment voyez-vous la place du char lourd dans notre stratégie et notre doctrine dans les 15 à 20 ans à venir ?

L’artillerie est redevenue une clé du combat de haute intensité. Cependant, le parc d’artillerie français demeure très limité tant pour ce qui concerne les Caesar (moins de 80) que les feux de profondeur (une dizaine de LRU). La production de munitions a certes augmenté depuis deux ans, mais elle demeure très modeste compte tenu des rythmes de consommation en Ukraine. Jugez-vous nécessaire de muscler notre artillerie dans la décennie à venir ? Dans quelles proportions ? Que pensez-vous des munitions téléopérées (MTO) qui sont développées par les industriels mais qui ne font pas encore l’objet de commandes dans le cadre de la LPM ?

M. Cédric Perrin, président. – Nos visites dans des régiments nous ont montré combien il pouvait y avoir de décalages entre le théorique et l’effectif : tel matériel est indiqué comme livré, mais il n’est pas opérationnel, faute d’être complet – l’industriel présente sa mission comme accomplie, la livraison a eu lieu, mais l’armement ne peut pourtant pas être utilisé, nous l’avons constaté pour un Griffon du 1er régiment d’artillerie. Qu’en pensez-vous ?

Général Pierre Schill. – La brigade « bonne de guerre » disponible l’an prochain sera par définition complète. Elle disposera des stocks adaptés et du niveau d’entrainement requis. Ce sera également le cas en 2027 pour la division « bonne de guerre » qui sera prête à s’engager en 30 jours. Nous avons insisté sur la cohérence, donc sur le fait de disposer d’une brigade puis d’une division en ordre de combat. Il est donc nécessaire de disposer du MCO permettant de mener plusieurs modes d’engagement. La capacité à déployer rapidement nos unités avec leur logistique pour durer est un facteur de crédibilité.

Pour des munitions classiques, je crois utile d’aller jusqu’à des stocks de 6 mois de combat, car notre industrie, en cas de passage en économie de guerre, mettrait du temps à se transformer pour produire des munitions à grande échelle.

Pour certaines armes plus innovantes, je crois que ce serait une erreur de constituer des stocks importants du fait de leur obsolescence technologique rapide. On le voit par exemple avec les munitions téléopérées, qui évoluent très vite parce que les contre-mesures évoluent elles-mêmes très rapidement. Il faut s’adapter aux évolutions techniques et ne pas sacrifier la cohérence de nos unités. Cela demande une coopération avec les industriels pour identifier précisément les « biseaux », les lignes de production mobilisables et les évolutions possibles. C’est ce que nous faisons avec les munitions téléopérées : un flux minimum de production permet entrainement et expérimentation. En ce moment, ce peut être aussi pour l’envoyer en Ukraine. Mais nous continuons à développer la partie logicielle et matérielle, pour être en mesure d’enclencher rapidement une production forte en cas de conflit. C’est le modèle économique vers lequel nous voulons tendre. Nous avons aussi réduit les délais de production des canons Caesar – nous en produisons désormais six par mois – , et des missiles Mistral. Nous avons identifié les modalités d’une production plus importante, avec l’idée d’une augmentation rapide de nos capacités de production en cas de passage en économie de guerre.

Où en est le programme Scorpion ? La LPM permet de la cohérence entre grands équipements et leur maintien en condition opérationnelle ? Je souhaiterais aller plus loin pour constituer davantage de stocks et investir dans les capacités du haut du spectre, car la force d’une division repose sur ses capacités différenciantes : feux longue portée, défense sol-air, guerre électronique. Nous allons poursuivre l’acquisition de ces capacités dont nous constatons l’importance cruciale sur le champ de bataille. Nous avons donc besoin de nous transformer pour nous adapter plus vite et plus fort. Pour ce faire, dans l’échelonnement du programme Scorpion, je vais par exemple demander que davantage de Serval soient équipés de moyens sol-air et que des Griffon soient équipés de moyens d’observation pour l’artillerie. Il faut réajuster nos équipements en permanence, sans ralentir le programme. Je souhaite donc que nous ayons plus de capacités d’appui et un environnement optimisé. Il nous faut poursuivre en ce sens en réalisant les ajustements nécessaires.

Les équipements sol-air sont indispensables et relèvent de l’ensemble des armées dans notre système de défense multicouches. L’armée de l’Air est responsable de la longue et de la moyenne portée, l’armée de Terre est responsable de la courte et très courte portée, ainsi que de l’autodéfense. Nous nous adaptons : équipement en missiles Mistral, modernisation, transformation de canons avec l’ajout de nouveaux équipements ; nous travaillons sur la reconnaissance visuelle des cibles aérienne avec l’AMIAD, nous développons l’usage du laser et l’utilisation de l’IA sur les tourelles téléopérées.

Aucune capacité n’est disqualifiée par l’évolution technologique. La place du char reste primordiale. Nous devons également développer notre artillerie. En particulier, il nous faut densifier notre capacité de tir, notamment au mortier en dessous de 10 kilomètres et améliorer la capacité de tir des Caesar. En augmentant la précision des tirs, on doit être capable, d’atteindre les objectifs en tirant moins d’obus.

S’agissant du remplacement des LRU, des études pour la réalisation de démonstrateurs sous 18 mois ont été confiés à des industriels. La division « bonne de guerre » de 2027 n’en sera probablement pas encore équipée, mais elle bénéficiera d’une combinaison entre le mortier de 120mm, le canon Caesar, nos LRU maintenus autant que possible en service et des munitions téléopérées, pour neutraliser l’adversaire avant le contact. J’ai donc besoin, d’ici 2027, d’une capacité à tirer en profondeur dans la frange des 100 kilomètres. Il est donc nécessaire de prolonger les LRU, puisqu’ils ne seront pas remplacés à court terme.

M. Cédric Perrin, président. – La parole est désormais aux rapporteurs du programme 178.

M. Olivier Cigolotti, rapporteur pour avis de la mission « Défense », sur les crédits du programme 178 « Préparation et emploi des forces ». – Des incertitudes pèsent sur la fin de gestion de l’année en cours. Les multiples opérations et déploiements de nos armées ont été coûteux, en particulier pour l’armée de Terre. Outre les Opex, les missions opérationnelles en Europe de l’Est (Missops) ont été prises en charge les années précédentes par la solidarité interministérielle – mais c’était avant l’effort budgétaire généralisé que nous connaissons aujourd’hui. Mais il y aussi, par exemple, la formation de la brigade ukrainienne en France, avec des dépenses de personnels, de fonctionnement et des cessions de matériels. Le coût en est pour le moment assumé par l’armée de Terre : qu’en sera-t-il en fin d’année ?

Le maintien en condition opérationnelle (MCO) est une dimension essentielle de la cohérence de nos armées. Le PLF pour 2025 prévoit une légère baisse des crédits d’entretien programmé des matériels (EPM) pour l’armée de Terre. Le ministre nous a dit que, globalement, le MCO, qui comprend aussi le soutien initial et des frais de personnel, augmentait malgré cette baisse ponctuelle de la ligne « EPM de l’armée de Terre ». Il est vrai que l’EPM terrestre a bénéficié d’un effort particulier en 2024 ; cette année, ce sera plutôt la Marine nationale. Quoi qu’il en soit, avec ces crédits globalement stables, vous devez augmenter la disponibilité technique de vos matériels de manière à développer l’activité, tout en augmentant les stocks de pièces détachées conformément à la progression vers la haute intensité. Où se trouvent vos gisements de productivité et d’efficience pour mener à bien cette progression d’ensemble ?

Mme Michelle Gréaume, rapporteure pour avis de la mission « Défense », sur les crédits du programme 178 « Préparation et emploi des forces ». – Les crédits du programme 178 pour l’activité et la préparation opérationnelle de l’armée de Terre en 2025 sont en hausse par rapport à 2024. Ceci vous permettra-t-il de répartir harmonieusement l’effort d’activité et d’entraînement entre le niveau de base, le niveau interarmées et le niveau des grands exercices dans le cadre de l’Otan ? Puisque la programmation de ces grands exercices est contrainte, vous restera-t-il suffisamment de crédits pour parvenir à un équilibre satisfaisant entre les grandes composantes de l’activité, permettant un entraînement cohérent de nos militaires à tous les niveaux de commandement ?

Les JOP ont été l’occasion du déploiement de plus de 15 000 militaires sur le territoire national. Je rends hommage à cet engagement qui a contribué à la réussite de cet événement, reconnue par tous, et qui a sans doute donné un sentiment de fierté légitime à nos militaires. Cependant, ce nouvel engagement, un parmi beaucoup d’autres, s’est substitué à des heures d’entraînement en caserne ou au niveau interarmées. Pouvez-vous quantifier cette perte d’entraînement et a-t-elle pu être rattrapée ? Quelles innovations en termes d’organisation mais aussi de déploiement de capacité nouvelles l’événement a-t-il permis ? Je pense notamment aux chiens détecteurs d’explosifs, aux drones, aux plongeurs, etc. Enfin, le dialogue réussi avec les forces de sécurité intérieure ne donne-t-il pas l’occasion de faire évoluer en profondeur et de manière permanente l’opération Sentinelle ? Il pourrait s’agir de mettre en place un dispositif plus flexible, avec un socle plus léger mais une capacité à monter en puissance rapidement en cas d’alerte.

Général Pierre Schill. – Chaque année, nous devons faire des arbitrages de fin de gestion. À ce stade, j’escompte que l’arbitrage de fin de gestion permette d’encaisser les surcoûts à notre charge, de réaliser l’activité au niveau prévu (70% de ce que nous visons en fin de LPM) et de reconstituer une partie des stocks de MCO et de munitions.

Les crédits de MCO sont stables dans le PLF 2025, par rapport à la LFI 24, pour la mission « Défense » prise globalement, avec une baisse 40 millions d’euros pour le milieu terrestre et une hausse équivalente pour le milieu aérien. Avec ces crédits, je vais maintenir le niveau d’activité à 70 %. J’escompte en revanche en améliorer la qualité. L’entrainement de l’armée de Terre demande d’arbitrer entre trois types d’exercices qui se déroulent à des échelles différentes :

– les grands exercices, qui sont très utiles comme signal vers nos alliés et nos adversaires, mais aussi pour que l’état-major démontre sa capacité à commander de grandes unités ; ils ont un coût important car ils se déroulent loin. En outre, ils sont peu rentables pour l’entrainement tactique des unités élémentaires et des combattants ;

– les exercices intermédiaires, qui sont très bénéfiques à l’échelle de la compagnie et du régiment, tout en donnant lieu à des entraînements intensifs au combat ;

– les exercices en garnison même, où chaque minute est occupée à la formation du soldat et de son groupe.

Il faut un équilibre général entre ces trois types d’exercice. Il faut que la programmation soit centralisée, pour émettre des signaux stratégiques d’envergure, mais il faut aussi donner une responsabilité au niveau intermédiaire pour le mettre en position d’arbitrage sur l’équilibre entre les différents niveaux d’entraînement.

Nous allons démontrer à nos alliés de l’Otan notre capacité de déployer une brigade en Roumanie au printemps prochain ; faut-il pour cela y emporter avec nous des munitions de canon 155mm pour 30 jours de combat de haute intensité, et payer des dizaines de millions d’euros en trains et conteneurs ? Je ne le crois pas. Il importe de trouver le bon calibrage pour montrer que nous avons les stocks, les capacités de transport, les conteneurs, et que nous sommes efficaces, à coût maitrisé.

Les JOP ont été une très grande réussite pour le pays et pour l’armée. Les soldats sont très fiers d’y avoir participé. Les Jeux ont permis des avancées importantes dans le dialogue entre autorités civiles et militaires. La confiance civilo-militaire est décisive pour avoir un système plus réactif dont le volume de force déployés soit piloté en fonction de la menace et des risques. Les Jeux ont aussi été l’occasion d’un déploiement inédit de capacités, comme les chiens de détection d’explosifs, les plongeurs, les sonars, les hélicoptères, les drones – nous avons progressé sur la réglementation d’emploi des drones. Cette expérience permettra de faire évoluer Sentinelle vers un socle ajusté et des capacités de mobilisation en tant que de besoin, comme cela l’a été dans les intempéries cévenoles des derniers jours pour évacuer des familles.

M. Cédric Perrin, président. – Au tour des rapporteurs du programme 212 de poser leur question.

M. Jean-Pierre Grand, rapporteur pour avis de la mission « Défense », sur les crédits du programme 212 « Soutien à la politique de la défense ». – Dans son 18ème rapport thématique consacré aux réserves, le Haut comité d’évaluation de la condition militaire constate que les « réservistes étaient dans leur très grande majorité insatisfaits du niveau de soutien dont ils bénéficient en matière d’habillement et d’équipement individuel ». L’habillement est le principal motif d’insatisfaction des réservistes, qui déclarent souvent devoir acheter eux-mêmes une partie de leur équipement pour pouvoir accomplir leurs missions dans des conditions décentes – et il y a aussi des motifs d’insatisfaction sur les infrastructures, en particulier les infrastructures d’hébergement. Qu’en pensez-vous ?

Donald Trump, ensuite, vient d’être élu à la présidence des États-Unis, c’est un événement majeur. Vous venez de vous prononcer pour un char du futur européen, et vous avez des arguments en ce sens pour en convaincre l’Otan, je vous soutiens tout à fait sur cette ligne ; cependant, Donald Trump a pris des positions très claires dans un autre sens. Quelles sont, à votre avis, les conséquences de son élection sur notre sécurité et notre environnement militaire ?

Mme Marie-Arlette Carlotti, rapporteure pour avis de la mission « Défense », sur les crédits du programme 212 « Soutien à la politique de la défense ». – Je salue la validation de la grille indiciaire, un sujet sur lequel notre commission s’est mobilisée.

Dans un rapport de février dernier, la Cour des comptes doutait de la capacité de l’académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan (AMSCC) à atteindre les objectifs qui lui sont fixés, à savoir trouver un équilibre statutaire tout en formant 15 % d’officiers en plus et en accueillant davantage d’élèves étrangers. Les magistrats insistent sur les limites de son modèle de formation et de son statut. L’AMSCC est en effet un simple service de la direction des ressources humaines de l’armée de Terre, ce qui fait transiter ses financements par de nombreux canaux budgétaires. L’organisation du soutien est une autre difficulté, puisque l’AMSCC est soumise aux arbitrages budgétaires du commandant de la base de défense, dont les marges de manoeuvre sont réduites. Or, ses infrastructures sont dans un état parfois critique. Quels sont vos projets pour l’établissement, en termes de statut ou de stratégie ? Quel bilan faites-vous de l’organisation du soutien, et comment améliorer la gestion des infrastructures sans toucher au modèle d’embasement ?

Les objectifs de la LPM nécessitent de rapprocher l’armée de la société, pour recruter dans l’armée d’active, dans la réserve, et renforcer la résilience de la Nation. Réfléchissant à un objectif analogue en 1910, Jaurès préconisait de former les officiers à l’université. Sans aller jusque-là, notre commission a adopté récemment un rapport invitant à décloisonner beaucoup plus massivement les formations supérieures civiles et militaires, car les échanges sont pour l’instant trop réduits. Qu’en pensez-vous ?

Enfin, quelles précautions avez-vous prises, notamment depuis la parution du rapport du collège des inspecteurs généraux des armées en juin dernier, pour prévenir les violences sexistes et sexuelles à Saint-Cyr et dans les écoles en général ?

Général Pierre Schill. – Tous mes homologues de pays européens me disent combien ils estiment qu’il y a urgence et danger ; plus leur pays se trouve à l’est de notre continent, plus grande est la perception de cette urgence et de ce danger. En réalité, ce dont il faut prendre acte, c’est que le système de défense prioritaire est bien l’Otan pour la quasi-totalité de nos alliés et partenaires européens. Pour être crédible à leurs yeux, il faut que je démontre notre compatibilité avec l’Otan.

Ensuite, l’Otan est une machine à fabriquer de l’interopérabilité et des normes. Donc l’équation devient celle-ci : être dans la grammaire de l’Otan, c’est une façon d’être crédible, tout en demeurant compatible avec nos autres engagements dans les enceintes européennes.

Mon objectif est d’être capable, au printemps prochain, de déployer une brigade « bonne de guerre » en Roumanie. Il s’agit d’assurer au chef d’état-major des armées qu’il peut proposer aux autorités politiques de déployer cette brigade en Roumanie ou ailleurs.

Dans un monde imprévisible, mon objectif est de donner aux autorités politiques françaises plus de capacité de polyvalence et d’action nationale ou en coalition dans un large panel de situations. Que ce soit à l’échelon national ou européen, et quelles que soient les décisions du prochain président américain, nous devons pouvoir nous déterminer avec le plus d’indépendance possible.

Le rapport de la Cour des comptes sur l’académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan confirme que nous avons parmi les meilleurs systèmes de formation d’officiers au monde. J’en suis persuadé, mais il est vrai que les élèves ont trop de cours ; la pédagogie y est trop chargée. Le rapport décrit les limites du système de soutien actuel et suggère des ajustements dans une logique d’efficacité opérationnelle dans le cadre du système de soutien des bases de défense. Il préconise la constitution d’un établissement public industriel et commercial (EPIC). Nous étudions cette option, mais je crains qu’elle éloigne l’Académie des finalités indispensables à l’armée de Terre, puisque cette Académie forme des militaires bien au-delà de Saint-Cyr. Quant au décloisonnement des formations, c’est un but que nous poursuivons déjà.

Une remarque avant de vous répondre sur les violences sexuelles et sexistes. Avec un taux d’emploi féminin de 17 %, le taux de mixité de l’armée de Terre est équivalent, voire supérieur à celui des autres armées de Terre occidentales. J’estime que la mixité au sein de l’armée de Terre est vécue de manière correcte. Je veux néanmoins l’améliorer. Un des domaines prioritaires est de veiller à la progression des femmes dans la hiérarchie au même rythme que celui des hommes et à leur épanouissement. Les violences sexuelles et sexistes sont un autre sujet d’attention pour l’armée de Terre. Nous venons de diffuser un « violentomètre » pour mettre des mots sur les crimes, les délits, et alerter sur les comportements équivoques. Lorsqu’ils ne sont pas combattus ils sont des portes ouvertes aux déviances et aux violences. L’article 6 du code d’honneur du soldat dispose que le militaire doit traiter tout camarade avec le respect et la dignité qui lui sont dus ; il s’agit de veiller à l’absence de discrimination, de garantir l’équilibre des relations entre militaires hommes et femmes. Le document que nous diffusons souligne aussi le devoir d’action contre les violences, en tant que chef mais aussi lorsqu’on en est le témoin. Nous soulignons les facteurs aggravants que sont les abus d’autorité et l’alcool. La lutte contre les violences sexuelles et sexistes passe par un large spectre d’actions, dans l’éducation, la formation, la prévention, les sanctions, l’organisation des missions mais aussi par des mesures très concrètes d’organisation et d’équipement.

M. Cédric Perrin, président. – Merci pour ces informations passionnantes, je me permets de vous signaler un rapport que nous avions fait en 2019 sur l’innovation de défense. Vous pouvez compter sur nous pour que la LPM soit respectée et que les crédits soient « dégelés » au mieux pour vous permettre de remplir vos missions.

Communication sur le contrôle des élections législatives en Géorgie

M. Cédric Perrin, président. – Notre collègue Pascal Allizard va nous présenter ses impressions à son retour de Géorgie, où il a eu à observer les élections législatives.

M. Pascal Allizard. – La Géorgie est un petit pays du Caucase, il compte 3,5 millions d’habitants dont 1,2 million à Tbilissi, la capitale, le cinquième de son territoire est sous contrôle russe – c’est l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie -, les deux-tiers de son PIB dépendent de la Russie, et il faut savoir aussi que Tbilissi peut être occupée par l’armée russe en moins d’une heure… Le processus d’intégration de la Géorgie à l’Union européenne a été suspendu il y a quelques années, de même que le rapprochement avec l’Otan et, dernière remarque préalable, la France a besoin de la Géorgie pour accéder à l’Arménie.

Quelques éléments d’information après notre mission d’observation des élections législatives qui viennent tout juste de se tenir, et d’abord des éléments positifs. Le premier, c’est qu’il y a eu 18 listes qui se sont constituées librement et qui ont pu faire campagne librement ; 90 % des bureaux de votes étaient pourvus de machines à voter, c’était nouveau et très intéressant parce que ces machines réduisent les risques de fraude. Il y avait de nombreux observateurs nationaux, ceux des partis politiques et des ONG géorgiennes, et des observateurs internationaux – j’ai eu l’honneur de diriger la mission d’observation internationale, au total quelque 500 observateurs, dont une centaine de parlementaires, je range cette mission internationale importante parmi les éléments positifs.

Des éléments négatifs, ensuite. Le premier, c’est l’asymétrie flagrante des moyens de propagande au profit de la majorité sortante, c’est-à-dire le Rêve géorgien. La ville de Tbilissi était couverte d’affiches, de taille très importante, qu’on n’imagine pas chez nous – et l’asymétrie était également flagrante dans les médias. Ensuite, une loi géorgienne sur la transparence et les influences extérieures, inspirée de son équivalent russe, a été adoptée récemment par le pouvoir en place. Il est certes légitime de se protéger contre les influences extérieures, mais quand on instaure des règles qui servent d’outil de censure et de politique intérieure, c’est plus discutable – et c’est ce que le pouvoir géorgien a fait, ce qui lui a valu la suspension du processus d’intégration à l’Union européenne.

Autre point, le pouvoir géorgien a choisi de passer à un scrutin proportionnel intégral. Pourquoi pas ? Sauf que la loi a supprimé à cette occasion l’obligation de parité des candidats, c’est une régression, d’autant que nous avons constaté que les personnes LGBT ne sont pas protégées en Géorgie et que nos interlocuteurs n’étaient pas du tout sur une ligne progressiste sur ce sujet ; c’est un problème.

Le jour de l’élection, nous avons observé de fortes tensions dans les bureaux de vote. Il y a eu des tentatives de bourrage d’urnes, la commission électorale va recompter à peu près 15 % des bureaux de vote, c’est important, et des résultats ont déjà été annulés. Le viol du secret du vote est un sport national, nous avons établi une proportion de 6 %. Nous avons aussi constaté la présence de caméras dans les bureaux de vote, focalisées sur les machines à voter – et personne n’a su nous dire qui en avait décidé l’installation, qui n’existe pas dans les protocoles. Il y a eu des tentatives d’achat de vote et des pressions à l’extérieur des bureaux de vote – en milieu rural, nous avons vu des groupes d’hommes qui restaient à l’entrée des bureaux de vote et exerçaient une pression, sans que nous ayons pu établir dans quel sens.

La campagne a donné lieu à une « guerre des narratifs » entre la majorité et l’opposition. Les candidats de la majorité disent qu’ils ne veulent pas des Russes, mais qu’ils veulent la paix, tandis que ceux de l’opposition disent qu’ils veulent rejoindre l’UE. L’élection s’est faite sur ce clivage. La présidente de Géorgie, qui a un rôle très honorifique et de garante des institutions, s’est mêlée des élections, en signant une charte avec les principaux partis d’opposition – cela a créé une tension aussi qui, nous a-t-il semblé, a été favorable à la majorité sortante et qui a un peu discrédité la présidente géorgienne. Il faut bien comprendre que les principaux partis d’opposition sont ceux qui étaient majoritaires avant 2012, une période d’oligarchie où la Géorgie comptait des prisonniers politiques, et où les ONG dénonçaient déjà la corruption et l’absence de transparence. Ce que nous ont dit nos interlocuteurs du parti majoritaire, c’est que s’ils étaient certes impopulaires, ceux de l’opposition l’étaient encore davantage pour la plupart d’entre eux. Cette élection s’est tenue dans un climat assez négatif.

L’observation que nous avons conduite conclut que les élections législatives en Géorgie se sont déroulées dans des conditions très éloignées des standards européens, ce qui est rédhibitoire pour un pays qui prétend à l’intégration. Le rapport que nous avons rédigé est à votre disposition.

La réunion est close à 11 heures.