Cet article est le troisième et dernier d’une série de reportages, réalisée lors d’une immersion de 48 heures pendant la manœuvre Diodore 25. En partenariat avec Ici Belfort-Montbéliard, Le Trois a pu interroger le général Guillaume Danès, à la tête du commandement des actions dans la profondeur et du renseignement (CAPR). Nous avons aussi suivi l’unité commando (Lire notre article). Le 2e épisode était une interview du colonel Matthieu Debas, chef de corps du 1er régiment d’artillerie (lire notre article).
Interview réalisée avec Nicolas Joly, d’Ici Belfort-Montbéliard

Vous être à la tête du commandement des actions dans la profondeur et du renseignement (CAPR). Qu’est-ce que c’est ?
Le commandement des actions dans la profondeur et le renseignement (CAPR), c’est le commandement de trois brigades : la brigade d’artillerie ; la brigade d’aérocombat c’est-à-dire les hélicoptères et l’armée Terre ; et la brigade de renseignement et de cyber-électronique. Il a été créé pour faire travailler ces trois brigades ensemble et pour développer la capacité à agir dans la profondeur.

Qu’est-ce que la profondeur ?
Elle se définit par rapport à la ligne de front. Vous avez des unités amis et ennemis qui se battent sur la ligne de front. La profondeur de l’ennemi, ce sont ses arrières [avec] des unités en réserve, des postes de commandement, de l’artillerie et de la logistique, qui viennent en soutien de la première ligne.

Votre métier, c’est de les identifier, de les localiser voire de les détruire…
Agir dans la profondeur consiste à neutraliser ces unités en deuxième et troisième échelon pour affaiblir l’adversaire et faciliter la bataille sur la ligne de front.

On parle d’un front bien identifié. On ne le voyait plus trop avant son retour en Ukraine ?
Depuis 30 ans, les armées françaises – et en particulier l’armée de terre – se battaient contre un ennemi qui n’avait pas les mêmes capacités que nos grands compétiteurs, aujourd’hui. Elle avait une certaine liberté d’actions dans tout le champ de bataille. Elle ne craignait pas la défense sol-air de l’adversaire, elle ne craignait pas le brouillage de ses émissions radio et de ses communications. Elle pouvait circuler où elle voulait sur le champ de bataille. Face à un ennemi qui a les mêmes capacités que nous, il se crée assez vite une ligne de front, d’où cette géométrie où l’on trouve cette profondeur du champ de bataille.


Que nous apprend la guerre en Ukraine ? Le retour de l’importance de l’artillerie, notamment ?
Affaiblir l’ennemi dans la profondeur, c’est disposé de capacités qui permettent de neutraliser la logistique et l’artillerie adverse, mais aussi ses postes de commandement. Il y a un besoin de capacités de tirs, suffisamment loin dans cette profondeur. Mais il y a aussi besoin de capacités de guerre électronique pour brouiller les communications de l’ennemi, empêchant les postes de commandement de donner leurs ordres et de coordonner la manœuvre sur la ligne de front. On ne peut pas se limiter uniquement à la question de l’artillerie.

On peut faire tout aussi mal en désorganisant le commandement…
Absolument. Et il y a un autre moyen : c’est de jouer sur l’état d’esprit, l’influence et le moral de l’adversaire. Les effets que nous pouvons avoir sont très variés. Nous devons travailler chacun d’entre eux, les entraîner. C’est l’objectif de l’exercice Diodore 25.

La palette d’actions est extrêmement large. Cela ne doit pas être simple d’avoir une visibilité complète de ces possibilités ?
Effectivement. Une armée de premier rang doit être capable d’agir dans tous les espaces du champ de bataille. Et c’est ce que recherche l’armée de terre française.

Artillerie, renseignements, aérocombat… Vous commandez différents corps. Ont-ils des cultures différentes ? Y a-t-il des méthodes pour les faires travailler ensemble ?
L’objectif du commandement : les faire travailler ensemble pour construire une manœuvre où chacun appuie l’autre dans sa mission principale, pour être plus fort dans l’action contre l’ennemi. Prenons un exemple. Le pilote d’hélicoptère a des missions qui durent deux heures, environ. Il planifie quelque chose toutes les quatre minutes. L’artilleur a un temps un peu plus long. Il va organiser la position de ses batteries de tir, va les faire bouger sur le terrain, peut-être toutes les quatre heures. Le militaire du renseignement, enfin, s’inscrit vraiment dans le temps long. Il compte en jour. La création de ce commandement permet à ces trois brigades de travailler ensemble, de s’accorder sur le tempo des opérations qu’elles vont conduire ensemble.

La recherche de l’information est un point clé.
C’est le point initial. Pour pouvoir frapper et neutraliser un adversaire, il faut commencer par savoir où il est, trouver des cibles et les localiser précisément pour pouvoir effectuer un tir d’artillerie, qui a une précision métrique, ou les localiser suffisamment pour envoyer une unité d’hélicoptères qui affinera la recherche dans une zone de quelques kilomètres.

Cela passe par ce que vous appelez l’acquisition de cibles…
Absolument. L’acquisition d’objectifs, réalisée par les unités du renseignement.

Avec parfois des unités au sol, infiltrées derrière les lignes ennemies…
C’est l’un des grands défis que nous avons : être capable de franchir une ligne de front, de trouver où est-ce qu’il y a des passages possibles, éventuellement de faciliter ce passage en ouvrant une brèche au travers de cette première ligne pour accéder à la profondeur. En général, il y est un peu plus facile de se déplacer, de se cacher et de se camoufler.

Pourquoi ce nouveau commandement, où on rassemble des capacités de renseignement et de feu, doit être plus efficace ?
C’est assez difficile à expliquer. Nous avons toujours fait travailler sur le champ de bataille l’artillerie, le renseignement et l’aérocombat. Ce que nous gagnons : une capacité à les faire travailler ensemble et de manière coordonnées, au profit des uns et des autres. Je vais vous donner un exemple, que facilite la création de ce commandement : l’infiltration. Elle peut être effectuée au sol, mais elle peut être aussi effectuée par les airs. Mettre ensemble les unités du renseignement et les unités des hélicoptères permet une infiltration en hélicoptère. Néanmoins, c’est compliqué de franchir cette ligne de front. Mettre les hélicoptères avec l’artillerie, c’est [donc leur offrir] une bulle de protection pour qu’ils franchissent la ligne de front. C’est aussi tirer à l’artillerie sur cette ligne de front pour faire baisser la tête de l’ennemi, l’attirer dans une direction et permettre le passage des hélicoptères. Faire travailler ensemble renseignement et artillerie, c’est accéléré la remontée de l’information, c’est-à-dire la détection d’une cible, qui est ensuite transmise beaucoup plus rapidement à la pièce d’artillerie qui va faire feu. Voilà comment, en rapprochant ces unités, en les faisant travailler ensemble et surtout en répétant ce type d’exercice, nous sommes plus efficaces.


On parle beaucoup, avec la guerre en Ukraine, de l’utilisation des drones. Qu’apporte cette technologie aux armées aujourd’hui ?
La première difficulté : localiser les cibles. Pour les localiser, nous avons toute une panoplie d’outils, complémentaires les uns des autres. Vous avez de l’observation qui commence par les satellites, mais qui va jusqu’au sol en infiltrant des observateurs. Le drone vient compléter ces capacités d’observation, en prenant moins de risques et en ayant plus de réactivité qu’avec des images satellites. Ils réussissent aussi à passer sous la couche nuageuse, qui empêcherait d’avoir des photos aériennes à haute altitude. Le drone a aussi des limites. Ils sont une cible pour la défense sol-air de l’adversaire. Ou alors, ils sont tout petits, donc ils ne vont pas très loin. Mon objectif, c’est d’aller chercher dans la profondeur. Et la profondeur de la division du corps d’armée, c’est 50 à 500 km. Là, il faut de gros drones, qui sont des cibles possibles pour l’artillerie.

On sait que les moyens de frappes dans la profondeur en France vont changer dans les années qui viennent. Les LRU quittent le service en 2027. Des projets sont menés. Est-ce quelque chose que vous préparez ?
Nous sommes parfaitement conscients de certaines limites de nos capacités. Je vous ai dit que la profondeur qui m’intéresse commence à peu près à 30 km [derrière la ligne de front] et se termine à 500 km. Les canons de l’armée française, aujourd’hui, ont une portée de 80 km. Sachant qu’ils ne sont pas juste sur la première ligne, cela permet de tirer à environ 50 km. Nous avons donc besoin de renforcer nos capacités de feu dans la profondeur. [Il faudra] changer le lance-roquettes unitaire (LRU), qui est en fin de vie et que nous n’arriverons pas à prolonger, pour tirer dans la zone de la division qui va jusqu’à une cinquantaine de kilomètres. [Il faudra] aussi la capacité de tirer entre 50 et 500 km, dans la zone du corps d’armée, pour atteindre des capacités d’artillerie adverse, sa logistique, des réserves…

On parle évidemment de la création du CAPR dans le cadre des conflits de haute intensité. Les compétences que vous êtes en train de développer aujourd’hui sur l’acquisition de cibles peuvent-elles aussi vous servir sur d’autres théâtres contre-insurrectionnels ou de contre-terrorisme ? Ou est-ce vraiment appliqué spécifiquement à la haute intensité ?
La question est difficile. Mais pour faire simple, aujourd’hui, pour se préparer à la haute intensité, nous bénéficions de 30 ans d’expérience en contre-insurrection et en contre-terrorisme. Ce que nous avons appris face à des adversaires complètement différents, nous l’utilisons aujourd’hui. Je n’ai pas de doute que demain, si nous devions aussi nous engager dans une gestion de crise, nous utiliserions les capacités et les savoir-faire que nous sommes en train de développer, de redécouvrir et de renforcer face à un ennemi de haute intensité.
Qu’est-ce que Diodore 25 ?
L’exercice Diodore 25 se déroule du 3 au 28 mars, dans les camps de Champagne pour les postes de commandement et dans le quart nord-est de la France pour la partie tactique, en terrain libre. Il est organisé par le commandement des actions dans la profondeur et du renseignement (CAPR), dans lequel est intégré le 1er régiment d’artillerie de Bourogne. 1 500 soldats sont mobilisés sur cet exercice, notamment dans la partie « réelle ». Une première partie a été faite grâce à des outils de simulation. C’est un exercice « laboratoire », inscrit dans une démarche de transformation de l’armée de terre pour renforcer sa puissance de combat. On teste notamment un centre de commandement dédié à intervenir sur les arrières de l’ennemi, entre 50 et 500 kilomètres de la ligne de front, la task force deep. Il vise à mieux intégrer les compétences de renseignement, de cyber-électronique, d’artillerie et d’aérocombat. L’exercice intègre et teste de nombreuses innovations avec des industriels de la défense, notamment autour de l’intelligence artificielle. « C’est un outil que nous testons sur la gestion et le traitement des données pour appuyer la compréhension de l’état-major », explique le lieutenant-colonel Frédéric, chef du bureau opération et engagement du CAPR.