Chaque année, des convois de véhicules militaires américains traversent le territoire français à destination de l’Europe centrale, sans que quiconque s’en émeuve. Rien d’alarmant à cela. Les forces de l’armée américaine assurent une présence permanente dans plusieurs pays européens, conformément aux accords bilatéraux conclus pour notre défense collective. Or, les brigades de combat américaines stationnées en Pologne ou en Roumanie réclament une relève périodique de leur matériel : ce sont autant de chars d’assaut, de véhicules blindés ou d’hélicoptères qui transitent par nos routes sur des camions conduits par des civils, « sous la responsabilité de la gendarmerie nationale » qui sécurise la manœuvre, précise le ministère des Armées et des Anciens combattants.
La relève d’une brigade américaine transite par la France
Les dates de cette opération logistique bien rodée (du 14 au 21 novembre) coïncident malheureusement cette année avec les manifestations organisées par les agriculteurs en colère. Subitement, un voyage somme toute banal qui doit mener « de la frontière espagnole à la frontière allemande », les convois exceptionnels transportant « plusieurs dizaines d’équipements militaires lourds », menace de virer au cauchemar. Car les autorités françaises redoutent la mise en place de multiples barrages routiers, sur le modèle de celui installé hier après-midi par une centaine d’agriculteurs de la Coordination rurale au péage du Boulou (Pyrénées-Orientales), pour empêcher le passage des camions sur l’autoroute A9 dans le sens Espagne-France.
Le niveau d’inquiétude est suffisamment élevé pour décider Catherine Vautrin, ministre du Partenariat avec les territoires et de la Décentralisation à signer un arrêté (paru au Journal officiel le 20 novembre 2024) qui autorise les « conducteurs civils assurant le transport des équipements militaires de la 3e brigade de la 1ère Division blindée de l’armée de Terre des Etats-Unis d’Amérique depuis le département des Pyrénées-Atlantiques et jusqu’au département du Haut-Rhin » à déroger temporairement aux règles en matière de temps de travail.
La durée maximale de conduite de ces chauffeurs partis depuis un port portugais pourra de la sorte dépasser de deux heures la limite quotidienne ; et de quatre heures la limite hebdomadaire. De quoi leur permettre de mener à bien leur mission, malgré les « difficultés ralentissant leur acheminement vers les points de rassemblement sécurisés prévus pour les besoins de l’opération ».
L’enjeu des couloirs militaires vers les pays de l’Est
Cette péripétie soulève la question plus large de l’aménagement de nos routes et des voies de communication, pour assurer le déplacement rapide des troupes et du matériel militaire à travers l’Europe. « L’annexion de la Crimée et du Donbass, en 2015, a mis en lumière les défaillances de la logistique », analyse un fin connaisseur du secteur. C’est de cette époque que date l’Opération Atlantic Resolve (OAR), engagée par l’armée américaine pour « dissuader les Russes de toute agression contre les États membres de l’Otan ». Elle comporte un « volet opérationnel d’assistance sécuritaire en soutien à l’Ukraine », qui organise des manœuvres conjointes. Tous les neuf mois environ, l’armée américaine organise une rotation de ses troupes et de ses matériels.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 a enclenché un mouvement de modernisation des infrastructures de transport militaire de l’Alliance atlantique. Un « plan d’action sur la mobilité militaire 2.0 » présenté aux États membres de l’Union européenne en novembre 2022 vise à donner aux armées les moyens « de réagir rapidement et dans des proportions suffisantes aux crises qui éclatent aux frontières extérieures de l’UE et au-delà ». Sa réussite dépend, entre autres, d’une harmonisation des règlements nationaux et des spécifications techniques des principales routes militaires.
Le porte-char français interdit de circuler en Allemagne
L’armée française a fourni la démonstration cinglante de l’impérieuse nécessité de lever ces freins d’ordre juridique en novembre 2022, quand ses porte-chars dépêchés en toute hâte vers la Roumanie et la frontière ukrainienne ont été refoulés par les autorités allemandes. En cause, une charge qui dépassait la valeur maximale de douze tonnes par essieu autorisée par la réglementation locale.
La solution a consisté à transférer les chars Leclerc sur des wagons de chemin de fer, qui empruntent de toute manière des ponts plus solides. Heureusement et « grâce aux trains que le CSOA avait commandés parallèlement, les chars Leclerc sont arrivés en temps et en heure en Roumanie », se félicitait le général Thierry Poulette, commandant du centre du soutien des opérations et des acheminements (CSOA) devant la Commission d’enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l’avenir, le 14 novembre 2023.
Après 24 heures d’occupation de la gare de péage du Boulou, les membres des sections de la Coordination rurale des Pyrénées-Orientales, de l’Hérault et de l’Aude ont finalement levé le camp mercredi, à la mi-journée. Leur blocus visait à « montrer ce qui se passerait s’il n’y avait plus d’agriculteurs », ont-ils expliqué à l’AFP. Il reste à espérer que la situation en Ukraine ne fournira pas l’occasion à nos militaires de nous montrer ce qu’il nous en coûterait, si leur marche vers l’Est devait être gravement entravée en cas de conflit.